D’abord parce que cette maladie continue de faire peur, malgré toutes les campagnes d’information et de sensibilisation, malgré le projet affiché des uns et des autres de changer le regard sur le cancer, de changer le discours, de changer le statut même du malade, le considérant comme acteur engagé de ses soins et partenaire averti de l’équipe qui le prend en charge. Les représentations socioculturelles collectives et individuelles et plus encore la fantasmatisation inconsciente que convoque cette maladie restent toujours aussi fécondes, invariablement chargées de violences. Du coup, il n’est pas à s’étonner qu’un des modes de « défense » contre cette peur, à entendre dans le sens d’une protection, sociale et individuelle, soit assuré à coups d’opérations situées entre négation et déni. Les réaménagements psychiques que la maladie risque de susciter devront être mis en sourdine, les émotions tues, les comportements adaptés. Mettre en sommeil la violence des représentations que la maladie charrie apparaît comme une nécessité vitale. En même temps qu’elle est nécessaire, cette modalité défensive crée dans la vie du malade et dans ses rapports avec ses proches du non-signifiable, des zones de silence, des poches d’intoxication qui maintiennent les sujets dans un lien étranger à leur propre histoire et qui rend si incertaine l’appropriation de leur maladie.
L’hôpital participe de cette « nécessité du déni ». Il remplit d’autres fonctions que celles traditionnelles de soigner : ainsi celle qui consiste à cacher les blessures et la crudité du réel de la maladie. On pourrait croire que l’intime ici n’a guère de refuge, que ces lieux-dits hospitaliers pratiquent l’étal des chairs, la monstration des corps, que l’information même est traitée sur ce mode, publique, partageable, transparente, affichée, que la pratique du translucide est devenue religion – architecture de verre, imagerie par résonance magnétique, accessibilité aux protocoles de soins, programme SOR SAVOIR PATIENT (Standards, Options et Recommandations pour le Savoir des Patients)… – mais tout cela ne participerait-
14 Les souffrances psychologiques des malades du cancer il pas d’un vaste simulacre, d’un théâtre moderne où les meurtris, principaux acteurs de ce drame, se cachent, irréductibles au dévoilement public malgré les associations, les campagnes de presse, les ouvrages écrits par d’anciens ou de nouveaux malades… Notre corps ne manque jamais de nous dire, de montrer qui nous sommes, de nous exposer aux autres et de cela, nous devons nous protéger.
Exposés, affaiblis, déshabillés de leur pudeur, de leur intimité, de leurs secrets, les malades sont d’autant plus vulnérables ; hors le silence des organes, ils ne sont plus qu’une assourdissante clameur qui beugle qu’ils ne sont que de périssables chefsd’œuvre de la nature, éphémères humains, mourants en sursis. Et cela, personne ne veut l’entendre, ni eux, ni nous, pour un temps encore bien portants – nous pourrions le dire à la Knock, malades qui nous ignorons. Jamais. Cela éveille chez nous, tous, cette souffrance psychique qui est le lot de toute vie.
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